2. Menace à Al-Jeit

Son poing vola en direction de la mâchoire de son adversaire sans l’atteindre. Il se baissa pour esquiver le coup lancé en représailles et envoya son pied qui percuta son opposant au niveau des côtes, lui coupant le souffle. Il lui attrapa le poignet alors que sa main se dirigeait dans un geste maladroit vers lui avant de lui faucher les jambes.

Caeran soupira et tendit un bras vers son apprenti qui était resté au sol, plus frustré que réellement blessé.

—  Allez mon prince, on se relève.

— Non j’ai besoin de me reposer

— Tu n’auras pas le temps de te reposer quand un adversaire tombera sur toi. La mort n’attend pas, tu dois persévérer.

L’apprenti attrapa sa main et se releva pour se remettre en garde. Caeran approuva d’un hochement de tête et reprit leur entraînement. Même s’il agaçait régulièrement son maître par son caractère présomptueux, Caeran ne pouvait nier sa motivation. Le jeune homme avait encore beaucoup de chemin pour atteindre le niveau qu’il se vantait d’avoir mais il avait les capacités d’y arriver et Caeran avait été désigné pour le conduire sur la voie du Chaos. Cela n’était pas anodin et même si Caeran avait été dans un premier temps contrarié de n’avoir pas choisi lui-même son apprenti, il avait rapidement accepté la décision. Les mercenaires avaient besoin de nouveaux membres pour la survie de la guilde donc Caeran était décidé à donner le meilleur de lui-même pour faire de cet individu un véritable envoleur.

Caeran mit fin à leur entraînement lorsque les gestes de son apprenti devinrent lents et maladroits tant ses muscles étaient raidis par la fatigue. Il lui imposa tout de même quelques étirements pour son corps et calmer son esprit.

—  On s’arrête là pour le moment, tu es libre jusqu’à ce que je vienne te chercher.

Une fois son apprenti parti, Caeran poursuivit son entraînement du jour par du tir à l’arc. Il ne passait pas un jour sans tirer une flèche mais cela faisait bien trop longtemps qu’il ne s’en était pas servi en conditions réelles. Contraint à se terrer à Al-Jeit, les rares mercenaires qui avaient survécu à la destruction de leur cité faisaient profil bas depuis deux ans. Ils avaient choisi de se cacher à la capitale, au plus proche de leurs ennemis. C’était une décision risquée mais c’était la bonne : personne n’avait encore pensé à les chercher ici. Du moins jusqu’à très récemment. C’était l’une des raisons pour lesquelles il avait congédié son apprenti. Il devait rencontrer Méphala pour en savoir plus à ce sujet, outre le fait d’être plus discret seul, il n’avait pas une totale confiance en son apprenti. C’était un sujet sensible et moins il y avait de personnes informées, moins ils encouraient de risque.

Il sortit de la salle d'entraînement en saluant les quelques mercenaires qui y étaient encore pour arriver dans la cave de l’auberge qui leur servait de couverture. Le Comptoir du canard errant était une auberge miteuse des bas quartiers d’Al-Jeit qui cachait dans sa cave l’entrée vers leur repère transitoire. Censé être transitoire. Mais les mercenaires avaient du mal à se réorganiser et à trouver d’autres caches quand les Marchombres occupaient la quasi-totalité des lieux intéressants. Partir s’installer ailleurs était un débat récurrent mais sans l’unanimité de la trentaine de mercenaires qui constituaient la guilde, ce n’était pas possible.

Il parcourut les rues d’Al-Jeit pendant près d’une heure le visage dissimulé sous sa capuche, plus pour se protéger du froid que par souci de discrétion. Néanmoins il fit de nombreux détours et s’assura à plusieurs reprises que personne ne le suivait. Puis il s’avança dans une petite ruelle malodorante pour s'approcher d'une grille en bas d’un mur. Il dévissa l’un des barreaux avant de glisser dans les égouts au-dessous. Il referma derrière lui et attrapa de quoi allumer une torche qu’il avait préalablement placée là.

Après de longues minutes à marcher dans la pénombre et l’humidité des égouts malodorants d’Al-Jeit, il s’arrêta et s’adossa à un mur. Il jonglait avec l’un de ses poignards quand Méphala apparut devant lui.

—  Pas trop tôt, on va pouvoir me suivre rien qu’à l’odeur pendant des jours.

Il afficha un léger sourire en prononçant cette phrase d’un ton à moitié ironique. Il était content de revoir Méphala, c’était la seule membre de la Guilde qu’il avait connu avant la destruction de leur cité et il avait une confiance absolue en elle. C’est donc naturellement qu’ils avaient décidé qu’il soit le relai pour transmettre les informations qu’elle avait au reste de la guilde. Il lança son poignard qui transperça un rat qui passait non loin. Il releva la tête et son sourire s’effaça devant la mine soucieuse de Mentaï.

Intéressant. Très intéressant. Le fameux Elzeir Til’Machin avait donc acheté sa gosse. Peuh, les riches se croyaient vraiment tout permis. Mais il aurait pu en choisir une plus futée. Les deux gamines devaient pas avoir grand chose dans l’ciboulot pour étaler leurs histoires en pleine rue. Elles devaient pas se douter que y’en a qu’étaient prêts à me filer pas mal de pièces pour un ragot pareil. La grande nous évita sans même nous regarder. Elles se croyaient sûrement seules, on avait pour ainsi dire l’avantage de se fondre dans le décor et que les gens cherchaient par-dessus tout à nous ignorer. Et ça arrangeait bien mes affaires tout ça.

Une fois la petite partie elle aussi, je me levai et je frottai un peu la terre de mes haillons.

Eh Itha, où qu’c’est que tu vas ? C’est l’meilleur moment pour grappiller quelques piécettes aux ivrognes.

Peuh ! C’est qui l’ivrogne ici ? Tu vas rien voler dans c’t’état mon pauvre. Et pis t’empeste ! Je passe pas la soirée avec un gueux dans ton genre !

Tu peux parler tu sens l'rat crevé !

J’éclatai d’un rire gras et grossier.

T’es soit un gros menteur, soit un devin. Je vais faire une ptite virée dans les égoûts si tu vois c’que je veux dire. T’aurais pas des trucs à m’dire ?

Je continuais de ricaner en le voyant essayer de connecter ses deux bouts d’cerveau imbibés d’alcool.

Nan, je crois pas… Enfin rien de nouveau. Tu m’donneras quand même une partie ?

C’est ça, alors que c’est moi qu’ait fait tout l’boulot. Décuve bien, va.

Je m’éloignai sans faire attention à ses protestations, qui finirent dans des gargouillis répugnants. Je m’assurai que personne me suivait et me glissai discrètement dans une bouche d’égouts. Même si au départ je sentais pas la rose, l’odeur me dégoûtait tout de même. Ce qu’il fallait pas faire pour gagner sa croûte. Eurk ! Je venais de marcher dans un truc suspect. Je me demandai bien comment j’allais réussir à me débarrasser de ça, j’avais qu’une seule paire de bottes. Personne allait vouloir m’approcher c’était mauvais pour les affaires tout ça raaah…

Pas trop tôt, on va pouvoir me suivre rien qu’à l’odeur pendant des jours.

Tss, il m'agaçait celui là. Il agissait toujours comme si qu’on était amis. Et toujours à faire le beau, cette fois en tuant un rat, si il croyait que ça m’impressionnait…

Peuh, ça se plaint alors qu’avec la tenue que ça porte, ça peut bien s’offrir des bains ! La prochaine fois on peut pas se r’trouver dans la ruelle de d’habitude ?

Voilà qu’il avait l’air déçu et comme d’habitude il changeait vite complètement d’attitude. Je n’avais jamais rien compris à ce type.

Les gardes redoublent de vigilance ces derniers temps, les égouts sont malheureusement un des rares endroits sûrs.

Mmf. Ben je compte pas traîner ici longtemps alors voilà c’que j’ai appris cette semaine… A ce qui parait, monsieur l’Empereur en personne va avoir un rendez-vous très important tout bientôt. Ça jase chez les domestiques, faut croire que plus qu’on veut être discret, plus qu’on attire l’attention.

Un rendez-vous important ? Tu m’en avais déjà parlé la semaine dernière. Tu n’as rien de neuf ?

Ben j’y viens monseigneur ! Va même falloir me payer très cher pour les info’ que j’vais vous dire, parce que je pense qu’aucun nobliau est au courant !

Il avait l’air agacé, j'espérais que c’était pas à cause de l’argent parce que je comptais pas partir d'ici sans mon paiement. Écouter aux portes de tout Al-Jeit, ça donnait faim. J’essayai d’lui donner toutes les informations qu’j’avais grapillé à droite et à gauche et comme d’habitude, il me demanda de donner tout plein de détails pas intéressants, comme si qu’c’était très très très importants ou qui voulait vérifier si je mentais pas. Mais je le voyais bien à sa tête qu’il était surtout très très très intéressé.

Je finis mon discours avec un grand sourire noir.

C’pas tout ça, mais j’espère qu’vous avez des piécettes et pas qu’un peu.

Il ignora ma main tendue et posa lourdement la sienne sur mon épaule.

Méphala

Je clignai des yeux.

Je suis désolé, mais nous manquons de temps. Nous devons discuter de nos prochaines manœuvres tout de suite.

L’expression de la femme devant Caeran changea brusquement et il recula en réprimant un soupire de soulagement. Comme émergeant d’un rêve, Méphala observa longuement ses haillons.

Ce ne sont pas mes vêtements.

Je sais qu’il te faut du temps avant de quitter ton personnage. Mais comme je l’ai dit, c’est une ressource précieuse actuellement.

Mmh. Oui, nous avons beaucoup de préparatifs à faire… Mais…

La dissonance entre elle et son apparence la perturbait. Elle ôta lentement toutes les fripes qu’elle pouvait retirer, ne laissant qu’une simple tunique rapiécée. Caeran s’était tourné rapidement en toussotant mais elle ne lui prêtait aucune attention.

Elle plongea dans les spires et y Dessina un très long capuchon sombre. Elle s'enveloppa complètement de ce vêtement parfaitement neutre. Plus aucun signe d’Itha, hormis le charbon qui couvrait ses dents et le maquillage qui la vieillissait. Méphala devrait s’en contenter. Au moins elle ne pouvait pas observer son visage.

Elle passa près de Caeran et lui effleura le bras, aussi furtive qu’une ombre. Ils déambulèrent ensemble dans les égouts pendant quelques minutes, jusqu’à une porte camouflée dans la pierre. Ils vérifièrent que personne ne les suivait avant d’emprunter le raccourci vers la cave de l’auberge qui les abritait. Méphala avait creusé ce passage à l’aide du Dessin des mois auparavant. Une échappatoire fort utile.

Ils prirent place autour d’une table.

Eh bien… L’Empereur semble donc avoir réuni des Frontaliers secrètement et nous savons qu’il nous traque depuis un moment. Cela ne peut pas être une coïncidence.

Effectivement. De plus, même si Itha semble avoir découvert le point faible de Til’Kaori, il sera difficile à exploiter, et peu utile au cours d’un combat.

Nous devons déjouer leur première embuscade, puis les détruire de l’intérieur. Nous sommes trop affaiblis pour risquer une confrontation directe et perdre des membres. Je suis désolé Méphala, cela semble être de nouveau un travail qui correspond à tes talents.

En effet.

Caeran lui lança un regard entendu et l’ombre d’un sourire passa sur le visage de Méphala. Il lui laissa un peu de temps, quelques minutes pour réfléchir à quel costume revêtir.

Mmh. Je pense qu’il est temps que Dame Aubépine fasse son retour à la cour.